En moins de deux siècles et demi, nous avons assisté à plusieurs mutations.
À la fin du XVIII siècle se terminent les guerres dynastiques menées par des mercenaires et dont les objectifs restaient limités. La Révolution française et l’époque napoléonienne, comme l’analyse Carl von Clausewitz, inaugurent la guerre à caractère absolu destinée à écraser l’adversaire. Celle-ci étant menée de plus en plus par des citoyens pour atteindre son zénith avec les deux guerres mondiales qui épuisent l’Europe.
Entre-temps, en Asie orientale, apparaît la guerre révolutionnaire, avec Mao Zedong. Il ne s’agit plus de s’en tenir à une guerre de partisans, c’est-à-dire à un corps d’irréguliers s’ajoutant à l’armée régulière, ni d’une guérilla plus ou moins spontanée comme en Espagne durant l’occupation napoléonienne.
La guerre révolutionnaire entend mobiliser les populations à l’aide de cadres bien insérés et use de toutes les techniques irrégulières de la guérilla avec pour but la prise du pouvoir. Il ne s’agit pas de harceler une armée régulière pour l’affaiblir, mais de parvenir à un changement de régime. Le contrôle du territoire devient secondaire par rapport au contrôle et à l’appui des populations. C’est ce qui provoquera la défaite militaire entre autres de la France en Indochine (1946-1954) par incompréhension de la stratégie de l’adversaire (voire la revue militaire d’information 1957, Paris) et l’échec politique en Algérie (1954-1962). Par la suite, les conséquences ne furent pas tirées de ce rapport particulier du faible au fort, menant à l’échec politique du fort. Les Américains en firent l’amère expérience au Vietnam (1955-1973) ce qui leur coûta 58 000 hommes et la chute de Saigon (1975). Encouragés par l’effondrement de l’Union soviétique (1989-1991), les États-Unis connurent au cours de la décennie 1991-2001 une période exceptionnelle de puissance unipolaire qui conforta jusqu’à l’excès leur sentiment de supériorité.
En 1991, en Irak, le régime de Saddam Hussein, qui avait annexé le Koweït fut défait en quelques semaines au prix de moins de 300 morts pour la coalition dirigée par les États-Unis. Les services britanniques pour leur part évaluaient les pertes militaires irakiennes à quelques 70 000 hommes, nombre jamais publié tant la disproportion fut choquante à l’heure de la guerre « zéro mort » (pour un camp seulement). Les dégâts « collatéraux » étaient pleinement assumés.
Combattantes et combattants kurdo-yezedis du YBS, Sinjar, Irak, Novembre 2015. ©Pierre-Yves Baillet
Les interventions militaires occidentales, depuis, ont été nombreuses en Libye, Syrie, Afghanistan (on sait avec quel succès au terme de vingt années de guerre), sans compter celles menées en Afrique subsaharienne : Somalie, Côte d’Ivoire, République Démocratique du Congo, Burkina Faso, Tchad, etc.
Si les destructions et les victimes ont été massives, les résultats politiques furent décevants pour ceux qui avaient entamé l’intervention. L’exemple emblématique reste l’Afghanistan où l’État le plus puissant du monde, après vingt ans de contre-insurrection, a connu une retraite pathétique. Une fois de plus le fait pour une puissance étrangère d’appuyer un régime corrompu, inefficace et impopulaire se révéla porteur d’échecs face à une guérilla soutenue de l’extérieur, disposant d’un sanctuaire et sachant se gagner l’appui d’une population, y compris par la coercition pour une partie d’entre elle selon des normes familières et dans la langue du pays. Le véritable rapport du faible au fort est d’ordre idéologique et dépend de la détermination sur la durée. Aujourd’hui, sans être révolue, cette période est progressivement remplacée par une nouvelle transformation. Compte tenu du déclin relatif des États-Unis, il apparaît depuis quelque deux décennies un monde multipolaire où, à l’instar de la Chine, passant au second rang devant le Japon en 2010, des Etats, hier considérés comme secondaires se sont renforcés et exercent une géopolitique active : Turquie, Iran, Inde, Arabie Saoudite, entre autres. Ces géopolitiques, à l’instar de la Russie, qui bien qu’économiquement peu performante dispose de considérables moyens militaires et d’outils d’influence, tendent à modifier par le recours à la force directe les équilibres régionaux. La Turquie en est sans doute l’exemple emblématique avec ses interventions en Libye, en Syrie, en Méditerranée orientale, indirectement au Haut-Karabagh. Sans compter une politique d’influence performante, sinon une présence militaire en Afrique subsaharienne et dans les Balkans. Le monde bouge et les guerres s’adaptent au changement.
Plus que jamais, en période de reflux, il importe d’être aux aguets ; il faut être attentif aux changements et suivre ceux-ci sur le terrain. De quoi s’agit-il ? De connaître les cultures au sens large de l’adversaire : religion, histoire, mœurs, interdits, à défaut de la langue. Surtout, une connaissance de la perception de l’adversaire, ainsi que de ses divisions et de ses contradictions. En aucun cas ne mésestimer l’adversaire et ses atouts. Une fois encore, la connaissance intime des terrains reste indispensable pour avoir la capacité d’apporter une réponse adaptée aux conditions et non aux a priori de hauts fonctionnaires souvent en retard d’une insurrection.
Rien ne remplace le terrain – ce qu’on désigne comme le « savoir de la peau ». Cela s’acquiert avec le temps, l’immersion dans les réalités locales. Il faut éviter d’être en « transit ». Le temps est un facteur décisif qui, bien souvent profite au faible. La démarche de Frog of War s’inscrit parfaitement dans cet esprit. Être au plus prés des événements, les vivre, pour en rapporter une analyse froide et lucide.
Gérard Chaliand.