A boy tries his uncle's rifle as men gather to prepare their friend for his wedding in Marib. Carrying weapons are a tradition mostly in the northern parts of the country in Yemen with each city having a weapons' market. April 8, 2021

Au Yémen, l’ennemi de ton ennemi n’est pas pour autant ton ami

Rien ne va plus au Sud Yémen où les divers groupes armés ont refusé, le 2 octobre 2022, de reconduire un timide cessez-le-feu qui avait été signé six mois plus tôt. Cet échec à renouveler la trêve a entraîné une intensification des combats entre l’armée loyaliste du gouvernement yéménite en exil, que soutien l’Arabie saoudite, et les milices sécessionnistes du Conseil de transition, appuyées par les Emirats Arabes Unis et qui tiennent, depuis 2017, la ville d’Aden. Ces deux principales forces armées sunnites ont pourtant un ennemi commun, les Houthis, tribus chiites révoltées qui avec l’aide militaire de l’Iran ont conquis tout le nord-ouest du pays dont la capitale, Sanaa. De plus, ces affrontements au sein du camp sudiste favorisent le développement des groupes djihadistes comme Al Qaeda dans la Péninsule arabique (AQPA) et l’Etat islamique. Mais cette double menace ne semble pas être considérée comme un motif suffisant pour que les deux principales factions sunnites refrènent leurs appétits de pouvoir ou s’affranchissent des ambitions régionales divergentes de leurs parrains.

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Vieux Sanaa, Mars 2022. ©Asmaa Waguih

Création du conseil présidentiel dans une tentative d’unification du camp « anti-houthiste ».

Le 2 avril 2022, à l’occasion du premier jour du ramadan et sous l’égide des Nations Unies, les parties avaient « accepté de mettre fin aux opérations militaires aériennes, terrestres et maritimes à l’intérieur du Yémen et au-delà de ses frontières » [1]. Cinq jours plus tard, Abdrabbo Mansour Hadi, président fantoche du gouvernement internationalement reconnu, exilé en Arabie saoudite depuis sept ans, démissionnait et transférait ses pouvoirs à un conseil hétéroclite de huit membres. Se voulant représentatif des forces en présence au sud, le nouveau conseil est équilibré entre les membres hérités du gouvernement Hadi, soutenus par l’Arabie saoudite, et les forces séparatistes (Conseil de Transition du Sud, ou CTS), soutenues par les Émirats arabes unis (EAU).

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Photos de Sanaa, février et mars 2022. ©Asmaa Waguih

Cependant, la partition égalitaire du conseil présidentiel n’en fait pas pour autant un groupe homogène, et les rivalités induites par les divergences de représentations et d’objectifs restent omniprésentes, tant à l’échelle nationale que régionale. Les séparatistes aspirent de leur côté à une solution à deux États, avec un retour aux frontières antérieures à la réunification en 1990, tandis que leur parrain émirati a pour objectif un accès aux points stratégiques conquis au sud. L’intervention saoudienne, quant à elle, répond principalement au besoin de sécuriser sa frontière sud face au « péril chiite » que représentent les Houthis. Cette recomposition politique devait unifier et crédibiliser le camp dit « loyaliste » suite à plusieurs épisodes de guerre intestine entre ses différentes factions.

En août 2019, notamment, des combats avaient éclaté entre les forces gouvernementales et les séparatistes à Aden, devenue la capitale du sud après la prise de Sanaa par les rebelles en 2014. L’affrontement armé s’était achevé par la prise de la ville portuaire par les forces alignées sur les EAU. Les parrains régionaux avaient alors négocié un cessez-le-feu, suivi par la signature des accords de Riyad au mois de novembre. Ces derniers reconnaissaient la légitimité du CTS en promettant son implication dans la vie politique, en échange du retrait des forces armées des séparatistes de la ville d’Aden. Aujourd’hui, la ville (toujours considérée comme la capitale du gouvernement) est restée, de facto, contrôlée par les séparatistes. Les Émiratis sont donc sortis vainqueurs de ce remodelage, obtenant une parité dans le Conseil et un veto implicite sur sa composition, au grand dam de leur rival, le parti Al-Islah (congrès yéménite pour la réforme), affilié aux Frères musulmans, qui en est le grand absent.

Nouvelle guerre intestine dans le gouvernorat de Shabwa

Le parti Al-Islah a longtemps été un acteur clé de la vie politique, militaire et sociale au Yémen [2]. Pourtant, après des revers subis dans chacun de ces domaines, son influence se retrouve aujourd’hui réduite comme peau de chagrin. La défaite la plus décisive fut sans doute celle survenue à l’automne 2021 dans le gouvernorat de Shabwa, sur lequel Al-Islah a longtemps eu la mainmise. Riche en pétrole, traversé par un oléoduc et par le seul gazoduc du pays, Shabwa héberge aussi l’unique usine de liquéfaction de gaz du Yémen, à Balhaf [3]. Lorsque les rebelles houthistes réalisent une percée dans Shabwa à l’automne 2021, capturant des champs pétroliers, Al-Islah est accusé d’avoir délibérément laissé l’ennemi capturer ces territoires stratégiques.

Face à cette défaite militaire, et en application de l’accord de Riyad, le gouverneur de Shabwa, Mohammed bin Adio, affilié à Al-Islah, est alors destitué et remplacé par Awadh bin al-Wazir al-Awlaki, affilié au CTS. L’intervention efficace de la Brigade des Géants, armée et formée par les Émiratis, permet de reprendre les territoires perdus, et même d’avancer dans le gouvernorat de Marib. Fort de cette victoire politique et militaire, le nouveau gouverneur entame alors une purge au sein de l’administration en remplaçant les personnes proches d’Al-Islah, notamment les commandants militaires.

L’éviction provoque de vives réactions, et certaines factions d’Al-Islah se rebellent en rejetant l’autorité d’Al-Awlaki. Au mois d’août 2022, des combats éclatent à Ataq, chef-lieu du gouvernorat, entre Al-Islah et les séparatistes. C’est une nouvelle victoire pour les forces alignées sur les EAU, qui repoussent Al-Islah jusqu’aux frontières nord du gouvernorat de Shabwa. Le CTS s’étend simultanément dans le gouvernorat d’Abyan, officiellement dans le cadre d’une campagne contre Al-Qaïda. Les forces d’Al-Islah, de plus en plus isolées, risquent aujourd’hui de se retrouver encerclées sur les différents fronts, avec au nord leur ennemi houthiste, et au sud leur rival séparatiste. Les prochaines tensions internes auront vraisemblablement lieu dans le gouvernorat d’Hadramaout, riche en pétrole. Alors qu’Al-Islah a établi des positions de défense sur la frontière entre Shabwa et Hadramout, le CTS a organisé des manifestations réclamant l’expulsion du groupe frèriste de ce dernier gouvernorat [4]. Le Conseil présidentiel a soutenu l’action de CTS à Shabwa, mais son emprise grandissante constitue dans le même temps une menace à son équilibre, déjà bancal.

Pendant ce temps, les Houthis posent leurs exigences.

En octobre 2020, Abdulghani Al-Iryani, chercheur au Sanaa Center, publiait un commentaire intitulé « Avec de tels ennemis, qui a besoin d’amis ? »[5] Selon lui, les succès militaires des rebelles séparatistes, malgré une aide iranienne plus limitée qu’on le laisse souvent entendre, s’expliquent surtout par l’incapacité de leurs adversaires à présenter un front unifié.

Après huit années de guerre dévastatrice, Ansar Allah (rebelles houthistes) a en effet pris le contrôle d’une large partie du pays, notamment le territoire montagneux à l’ouest, où vit plus de 70 % de la population yéménite. Mais depuis plus d’un an, les rebelles, en perte de vitesse, sont enlisés sur le front de Marib, où ils mènent une campagne acharnée. Stratégique à tout point de vue, la région abrite 10 % des réserves de pétrole du pays, et surtout 90 % de ses réserves de gaz. La ville éponyme est le point de départ de l’unique gazoduc du pays (Marib-Balhaf) et de l’oléoduc Marib-Ras Isa. En outre, ce dernier bastion des forces gouvernementales au nord héberge également l’une des deux seules raffineries du pays et une centrale électrique. Pour les rebelles houthis, les prendre intacts représenterait à la fois une manne financière majeure et une solution aux pénuries de carburant. Mais la géographie n’est pas à leur avantage : les offensives se sont systématiquement heurtées à la défense aérienne saoudienne sur le terrain dégagé qui sépare Marib de leurs positions à l’ouest, sur les hauteurs de la ville. Certains dirigeants houthistes, tels que Hussein Al-Ezzi, vice-ministre des Affaires étrangères, admettent eux-mêmes l’imprenabilité de la ville par des moyens militaires : « J’ai conseillé à la direction de ne pas continuer la bataille de Marib. Elle est coûteuse en hommes et en matériel et les forces ennemies ne nous permettront pas d’y entrer, ils en ont fait un front d’usure.» [6]

C’est dans ce contexte d’enlisement, et affaiblis par la contre-offensive victorieuse de la Brigade des Géants dans la province de Shabwa, que les Houthis entrent dans les négociations avec la coalition. Avec la trêve, ils parviennent également à imposer certaines de leurs exigences de longue date. Ainsi, l’aéroport de Sanaa a été réouvert aux vols commerciaux internationaux, et la levée partielle du blocus sur le port d’Hodeidah a permis de soulager temporairement les pénuries de carburant dans les zones qu’ils contrôlent. La principale exigence du côté du conseil présidentiel – l’ouverture de discussions pour la levée du blocus houthiste des routes menant à la ville de Taizz – n’a, quant à elle, pas évolué.

En position de force face à la débâcle dans le camp opposé, les Houthis n’ont pas hésité à poser une nouvelle condition à quelques heures de l’échéance pour le troisième renouvellement : le paiement des salaires des employés civils et militaires dans les zones qu’ils occupent. Une condition refusée par le PLC en l’absence d’avancées sur le front de Taizz. Aussi, depuis le 2 octobre 2022, la trêve non renouvelée semble figée : aucune offensive majeure n’a été rapportée, aucune solution diplomatique n’a été trouvée. En conséquence, les belligérants se préparent aux deux scénarios possibles : négocier ou combattre.

Adèle Forveille

Photos de Marib et de ses environs, avril 2021. ©Asmaa Waguih

[1] https://news.un.org/fr/story/2022/04/1117542

[2] Voir « Au Yémen, de si précieux Frères musulmans », Khaled al Khaled & Adlene Mohammedi, Monde Diplomatique, juin 2022

[3] Bien que fermée depuis 2015, six ans seulement après son ouverture par le groupe Total, elle reste extrêmement stratégique dans un hypothétique après conflit. En activité, elle assurait jusqu’à 40 % des recettes annuelles de l’État.

[4]Les forces du CTS avancent plus loin en Abyan – The Yemen Review, September 2022 – Centre d’études stratégiques de Sana’a, https://sanaacenter.org/the-yemen-review/september-2022/18808

[5] « With ennemies like this, who needs friends ? », Abdulghani Al-Iryani, Sanaa center for strategic studies, 15 octobre 2022, https://sanaacenter.org/publications/analysis/11729

 [6]https://twitter.com/hossinezz1/status/1489714513331077126