Bosnie, paix impossible, guerre improbable
Stigmates omniprésents de la guerre, les « roses de Sarajevo » fleurissent partout dans la capitale bosniaque, cicatrices laissées sur la chaussée, sur les trottoirs, par l’explosion des obus qui pleuvaient sur la ville pendant le siège. Un déluge d’acier. Jusqu’à 329 impacts par jour, entre le 6 avril 1992 et le 14 décembre 1995. Avec son long cortège funèbre, celui des 11 541 victimes de ce bombardement aveugle que les survivants ont décidé d’honorer en transformant chaque cratère en mémorial. Un filet de résine rouge a donc été coulé dans chacune des morsures des éclats sur l’asphalte, couvrant la ville martyre d’un impressionnant jardin du souvenir. Rappel sobre autant qu’émouvant du prix humain de la guerre. Et qui sonne comme une mise en garde. Car un peu plus de 26 ans après que les armes se sont tues, le spectre du déchirement hante encore la Bosnie-Herzégovine.
La crainte d’une reprise des combats taraude les populations bosniaques depuis la fin du conflit, qui n’a été obtenu que par une intervention militaire de la communauté internationale, en 1995. Les accords de paix de Dayton, imposés dans la foulée, sont conçus comme un mariage de raison. Sans amour. Pour préserver l’intégrité territoriale du pays, un Etat fédéral est créé, divisé en « cantons » découpés sur des bases ethniques. La Fédération de Bosnie-Herzégovine, à majorité croato-musulmane, et la Republika Srpska, qui garantit l’autonomie aux Serbes sur 49 % du territoire. Or le président de cette entité, le dirigeant nationaliste Milorad Dodik, multiplie les menaces séparatistes depuis le début de l’été. Dernières provocations en date : sa décision fin juin de ne plus appliquer les décisions de la Cour constitutionnelle qui chapeaute les deux composantes du pays, suivi par une remise en cause de l’autorité du Haut représentant, une sorte de proconsul, nommé sous les auspices du Conseil de sécurité des Nations Unies pour veiller à l’application du plan de paix.
Ce qui inquiète Nedžad Neziri. Cet ingénieur d’une trentaine d’années, rencontré dans l’avion, a fait le choix de vivre en Allemagne. S’il revient, parfois, en Bosnie pour rendre visite à ses parents, il ne croit plus pouvoir rentrer un jour et se réinstaller dans son pays. « Je suis né en 1991. Je me souviens à peine de la guerre, mais j’ai vécu toute ma vie avec ses conséquences. C’est devenu trop dur pour moi de vivre ainsi alors je suis parti. Imaginez donc ce qu’une personne dans la cinquantaine peut ressentir à propos de tout ça. »
Paix impossible ? Les vieux démons ont la peau dure et la résurgence régulière des discours ultranationalistes, qui ont alimenté la guerre civile, n’aident pas à rétablir la confiance. Comme les murs des vieux immeubles de Sarajevo gardent, gravés dans leur pierre, la marque d’un siège implacable de 44 mois, tous les Bosniaques d’un peu plus de 30 ans conservent, enfoui dans leur mémoire, le souvenir vivace des horreurs d’un conflit qui a coûté la vie à plus de 100 000 personnes, familles, amis, voisins.
L’espoir, pourtant, n’est pas mort. À une centaine de kilomètres au nord-ouest de Sarajevo, la ville de Srebrenica est tristement connue pour avoir été le théâtre du massacre de plus de 8 000 musulmans bosniaques entre le 7 et le 16 juillet 1995. Dans cette vallée montagneuse, les miliciens séparatistes serbes, soutenus par le gouvernement de Belgrade, ont procédé à un nettoyage ethnique devant des casques bleus néerlandais incroyablement passifs, alors que l’ONU avait déclaré cette enclave « zone de sécurité » pour les civils qui y avaient trouvé refuge. Un crime d’une telle ampleur qu’on retrouve encore des dizaines de cadavres abandonnés dans les forêts alentour. Ces victimes sont enterrées chaque année, le 11 juillet, au Potočari Memorial Center, lors de funérailles collectives. En 2023, ce sont 30 corps supplémentaires qui ont été inhumés. À l’occasion de cette cérémonie, une marche est organisée, au long de l’itinéraire emprunté par les hommes et les adolescents de Srebrenica pour fuir la ville et tenter de rejoindre, à travers bois et montagnes, le chef-lieu de Tuzla, à 50 kilomètres de là. Des dizaines de milliers de Bosniaques participent à cette commémoration, dont quelques survivants.
Muhizin Omerovic faisait partie de ces fuyards. Il raconte, avec un accent suisse qui trahit ses années d’exil, comment les hommes sont partis le 11 juillet 1995 à minuit, en file indienne à travers les champs de mines. Le lendemain après-midi, il reçoit une première information « catastrophique ». À l’avant, le chemin est bloqué, à l’arrière, les forces serbes ont pris Srebrenica et commencent le massacre. Pris en sandwich, il a la chance d’être assis lorsque les premières balles sont tirées à proximité : « Les forces serbes sont arrivées, ils étaient peut-être à trente mètres et ils ont commencé à tirer sur nous ». Il se couche, voit les gens fuir dans tous les sens et s’écrouler sous les balles. Il décide de rester toute la nuit avec les personnes blessées. Le matin, il subit une seconde embuscade et s’enfuit. Pendant deux mois, il survit dans la forêt, traqué par des chiens avant de parvenir à rejoindre Tuzla. Exilé en Suisse, il fait le choix en 2005 de revenir vivre dans la vallée de Srebrenica.
Aujourd’hui Muhizin Omerovic refuse la vengeance. Ce qui n’a pas toujours été le cas : « Avant, je pensais qu’il n’y aurait jamais assez de Serbes à tuer. Je n’aimais ni les Serbes ni les chiens. Puis j’ai compris que vivre dans la haine est mauvais pour tout le monde ». En 2008, il découvre Emmaüs. L’association a monté une structure d’accueil pour les survivants de Srebrenica. Des camps en toile, installés dans la vallée, et qui, avec les ans, se sont transformés en habitations. Des maisons en dur ont été construites pour aider ceux qui ont tout perdu. Beaucoup de grands-mères, veuves pour la plupart, seules en tout cas, car leurs maris ou leurs enfants qui n’ont pas été tués ont souvent choisi l’exil. Des bâtiments collectifs permettent d’accueillir pendant l’année scolaire les élèves qui vivent dans la montagne et n’ont pas de transport pour se rendre à l’école. Chaque été, des camps de jeunes, sont organisés. À cette occasion, des volontaires des quatre coins du monde participent à la construction d’infrastructures supplémentaires. Cette année, les humanitaires ont aussi organisé un tournoi de football pour la paix et les droits de l’homme avec 70 volontaires de 13 nationalités en provenance des communautés Emmaüs de toute l’Europe.
C’est devant eux que Muhizin Omerovic raconte son histoire comme un message d’espoir. Sa décision de retourner dans sa ferme, à Srebrenica, pour se construire un avenir et un avenir à la Bosnie. Son choix de reprendre un chien. Il prêche l’optimisme. « Lors des années électorales, les politiciens tentent toujours d’enflammer la situation, de nous diviser. Mais aujourd’hui on s’aide entre nous, on travaille ensemble et puis on parle ; on parle ensemble, ouvertement. Moi je parle de mon histoire aux collègues serbes ». Raconter et rebâtir, un projet vital pour ceux qui comme lui refusent un retour de la guerre. Et ils sont nombreux à refuser le retour de l’apocalypse. « La guerre, les gens n’en veulent pas », assure Nidzara Ahmetasevic, journaliste et chercheuse spécialisée dans la migration et qui a elle-même survécu au siège de Sarajevo et à l’exil. « On est trop pauvre pour ça. Ce qu’on veut c’est avancer ». Tous les Bosniaques de plus de 30 ans ont connu le conflit. Et chacun ne sait que trop bien quelles seraient les conséquences d’une reprise des affrontements fratricides. Sur la plupart des bâtiments historiques de Sarajevo, malgré un important travail de restauration, les impacts de balles sont encore visibles. Mais à côté de ces stigmates, de jeunes mains ont écrit leur espoir à la peinture rouge : « mir, mir, мир », le mot « paix » en bosniaque, en croate et en serbe, les trois langues officielles des trois peuples de la Bosnie-Herzégovine