Italie - Albanie : délocaliser les demandes d'asile, à quel prix ?

30 Mars 2016. Sauvetage de migrants en mer meditérranée aux larges des côtes Libyennes. À l'aube, les migrants recueillis en mer Méditerranée  aperçoivent le sud de la Sicile. Beaucoup, ayant peur d'être ramenés en Libye, découvrent un paysage différent et sont rassurés par leur camarades. 387 hommes seront déposés et remis aux autorités Italiennes par l'ONG SOS MEDITERRANEE à Messine.
Sauvetage de migrants en mer meditérranée aux larges des côtes Libyennes - ©Edouard Elias

Italie - Albanie : délocaliser les demandes d’asile, à quel prix ?

La cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni souhaite transférer en Albanie – pays non membre de l’UE – les migrants secourus en mer pour que leur demande d’asile y soit traitée. Son homologue albanais Edi Rama, qui s’est félicité de « répondre présent » à l’appel, a publié sur son site Internet le protocole d’accord signé entre les deux parties le 6 novembre 2023. Composé de 14 articles et de deux annexes, le texte nous éclaire sur le dispositif envisagé. 

Le projet annoncé, de vives critiques ont été entendues de part et d’autre de la mer adriatique avec notamment des plaintes concernant l’absence de consensus politique et de vote parlementaire. 

Depuis janvier, 145000 migrants sont arrivés sur le territoire italien contre 88 000 en 2022, sur la même période. Les règles européennes prévoient que le premier pays par lequel un migrant entre dans l’UE est responsable du traitement de sa demande d’asile. Les pays méditerranéens se plaignent de devoir assumer une charge disproportionnée par rapport aux autres États membres tels que la France ou l’Allemagne. Le premier ministre albanais a donc accepté de mettre à disposition une partie de son territoire pour la création au printemps prochain de deux structures gérées par les autorités italiennes. 

La première annexe du protocole précise l’objet de ces installations et renvoie à des cartes. Ces dernières ne sont pas publiées mais Giorigia Meloni donne plus de précisions dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux. Deux centres devraient ainsi être créés. Le premier, situé dans le port de Shëngjin permettra l’identification des migrants tandis qu’un autre fera office de centre de détention dans la ville de Gjadër.

Ces structures, précise l’accord, n’accueilleront pas plus de trois mille personnes en même temps, pour un total estimé de trente-six à trente-neuf mille personnes par an. Giorgia Meloni a par ailleurs déclaré que l’objectif était d’examiner les dossiers dans un délai de 28 jours. Des chiffres qui laissent sceptique. Les procédures devront respecter la législation italienne. Actuellement, l’Italie a un délai moyen de réponse aux demandes d’asile de 8 mois. Par ailleurs, les États avec lesquels l’Italie a des accords de réadmission sont peu nombreux. Ainsi, depuis le début de l’année, elle a expulsé un peu moins de 4000 personnes. Le risque est donc que les centres soient rapidement pleins et ne permettent pas le roulement souhaité. Les migrants déboutés, qui ne seront pas expulsés, ne pourront pas rester en Albanie et devront être ramenés en Italie. 

Un coût estimé à 16,5 millions d’euros pour la première année.

Aux termes de l’accord, tous les coûts de construction des structures seront supportés par l’Italie qui remboursera également à l’Albanie les dépenses engagées pour la mise en œuvre du protocole. Ces dépenses comprennent notamment les moyens et le personnel nécessaires pour garantir la surveillance et la sécurité en dehors des centres – qui resteront sous la responsabilité albanaise -,  le transfert des migrants jusqu’aux installations, les frais d’hébergement, de santé ainsi que les éventuels frais de justice. En guise d’avance, dans les 90 jours suivant l’entrée en vigueur du texte, l’Italie versera 16,5 millions d’euros dans un fonds ad hoc qui sera créé par l’État albanais. 

En Italie, le gouvernement se dispenserait bien de l’avis du Parlement.

« Cela ne passera pas par les chambres », a déclaré le ministre Italien des Relations avec le Parlement, Luca Ciriani. Selon lui, il ne s’agit pas d’un traité et ne nécessite donc pas d’approbation parlementaire «  Il s’agit d’une collaboration renforcée déjà prévue par deux accords internationaux signés par l’Italie et l’Albanie en 1999 et 2017 et ratifiés ». C’est pourquoi, le passage aux Chambres « n’est pas nécessaire ». 

L’opposition est moins catégorique. Le député Alfonso Colucci du Mouvement 5 étoiles, a ainsi cité des articles de la Constitution qui imposeraient une adoption parlementaire : « En particulier l’article 80 qui dit que la ratification est nécessaire là où le traité international impose des variations territoriales, et ici il y a un thème d’extraterritorialité, qui entraîne des charges sur les finances, ici nous parlons de millions d’euros versés à l’Albanie » et conclut « Nous demandons des informations urgentes au ministre Ciriani pour nous informer de ces graves déclarations ».

En Albanie, le Parti démocrate interpelle le premier ministre et envisage de saisir la Cour constitutionnelle.

L’opposition dénonce un manque de transparence de la part du chef du gouvernement ainsi que le caractère anticonstitutionnel de l’accord qui céderait une partie du territoire albanais sans compensation. Dans une interview accordée au Huffpost italien, le leader du Parti, Luzlim Basha regrette : «  les citoyens albanais et les partis politiques ont tout appris des médias. Un comportement répréhensible qui ne vise pas à créer un consensus par la consultation, mais à imposer une décision prise unilatéralement ». Le député met également en avant une crainte sécuritaire « La traite des êtres humains est un problème que nous partageons avec les pays de la région des Balkans. La criminalité organisée transfrontalière représente un danger qui peut devenir exponentiel si, à la route existante, s’ajoutent des personnes qu’on veut amener en Albanie contre leur gré et qui tentent de s’enfuir le plus rapidement possible. De cette façon, ceux-ci deviendront une matière première pour les trafiquants de drogue et d’êtres humains, mettant en danger la stabilité déjà précaire de la région. »

Le vice-président du Parti démocrate, Kreshnik Collaku s’est également exprimé dans une interview pour l’émission ‘Studio Live’ sur Report TV : « Rama a libéré la souveraineté d’une partie du territoire. Nous porterons (l’accord) devant la Cour constitutionnelle. Le Parlement n’a pas été impliqué dans cette histoire, ni l’opposition, et cela n’a pas été discuté lors de la réunion du gouvernement. Rama n’a pas non plus informé le Président, il aurait dû recevoir une autorisation de plénipotentiaire du chef de l’Etat. L’accord est nul et inapplicable s’il n’en a pas discuté avec le président. Il n’a pas reçu les garanties constitutionnelles. Il n’existe pas de cour constitutionnelle qui va au-delà de cela ».

« L’accord a été conclu en vertu de traités et de protocoles antérieurs (conclus avec) la République italienne dans ce domaine, et en conformité avec les normes juridiques internationales régissant les droits des demandeurs d’asile », a déclaré pour sa part le ministre de l’intérieur albanais Taulant Balla à l’AFP.

Si l’accord est adopté, l’Italie devra tout de même respecter sa propre législation. De nombreux doutes subsistent en ce sens.

Le premier concerne la privation de liberté des personnes transférées. Au mois de mai 2023, le pays s’est doté d’un décret dit « Cruto », modifiant les règles en matière d’immigration. Ce dernier a introduit une nouvelle hypothèse de procédure accélérée pour les demandes présentées directement à la frontière, par un demandeur d’asile en provenance d’un pays dit « d’origine sûr », c’est-à-dire d’un pays doté d’un système démocratique dans lequel il n’y a, de façon générale, pas de persécutions. Dans le cadre de cette procédure, le demandeur d’asile peut être retenu dans des centres spéciaux (CPR) pour un maximum de 28 jours. Les tribunaux italiens ont rapidement eu à juger de la légalité de cette procédure et notamment de la rétention des demandeurs. Dans de nombreux arrêts il a été jugé que « Le requérant ne peut être détenu dans le seul but d’examiner sa demande »« la détention doit être considérée comme une mesure exceptionnelle, applicable uniquement en l’absence d’autres mesures alternatives appropriées à la détention, et restrictive de la liberté personnelle conformément à l’article 13 de la Constitution ». Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer que les centres construits en Albanie et dans lesquels les personnes seront retenues, le temps de l’évaluation de leur demande, entrent dans le cadre de la loi italienne.

Par ailleurs, des avocats s’inquiètent du respect des droits de la défense, arguant de la difficulté d’être assisté par des avocats italiens à des centaines de kilomètres du pays. Enfin, des questions subsistent s’agissant du principe d’égalité auquel est soumise l’Italie. Le dispositif ne s’applique qu’aux personnes secourues par  des navires italiens,  et non par des ONG. Il ne concerne par ailleurs « pas les mineurs, les femmes enceintes, et les personnes vulnérables », a précisé Giorgia Meloni. Pour l’heure, aucun élément permet de déterminer quelle sera l’autorité compétente chargée de faire le tri, ni même les critères qui permettront de déterminer la vulnérabilité ou non d’une personne secourue. 

Un protocole sous l’oeil attentif des institutions européennes

Le protocole d’accord « comporte plusieurs aspects préoccupants du point de vue des droits humains et vient confirmer une tendance européenne inquiétante à l’externalisation des responsabilités en matière d’asile », a déclaré la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović.

De son côté, la Commission européenne a indiqué avoir demandé des « informations détaillées » au gouvernement italien avant de considérer que l’accord n’enfreint pas le droit communautaire car il se situe « en dehors » de « celui-ci ». La commissaire européenne en charge des Affaires intérieures, Ylva Johansson a affirmé que « L’évaluation préliminaire de notre service juridique est qu’il ne s’agit pas d’une violation de la législation de l’UE, mais que cela est hors de la législation de l’UE ».

Le projet de Meloni pourrait donc être compatible avec le droit européen mais comme dans le cas du Royaume-Uni – qui souhaite envoyer des demandeurs d’asile au Rwanda – une appréciation différente de la Cour européenne des droits de l’homme ne peut être exclue.

Ce projet entre dans une tendance plus large de coopération avec des pays non-membres de l’Union européenne pour freiner les arrivées de personnes en situation irrégulière sur le territoire européen. Cela passe par des accords avec des pays tiers, comme la Tunisie récemment, afin que ces derniers empêchent les départs de migrants. L’Union est par ailleurs en train de finaliser une réforme de sa politique migratoire, prévoyant notamment un renforcement de ses frontières extérieures ainsi qu’un mécanisme de solidarité obligatoire entre pays membres dans la prise en charge des demandeurs d’asile.