Une patrouille contrôle des automobilistes sur un pont du premier district de Kaboul. Beaucoup disent que la sécurité est maitrisée depuis le retour des Talibans. Mais des attaques notamment commises par Daesh subsistent dans la capitale Afghane.

A Kaboul, dans les couloirs du pouvoir taliban

Cet article est basé sur une enquête de terrain réalisée en août 2022. Il reflète la situation de l’Afghanistan à cette période.

Depuis leur prise de Kaboul, le 15 août 2021, les combattants talibans doivent  se transformer en fonctionnaires et tenter d’administrer un pays au bord du gouffre. Après 20 ans d’une sanglante insurection, menée au nom d’une vision ultra-conservatrice de la religion, l’exercice est loin d’être gagné. Des entretiens menés par Frog of War avec une douzaine de responsables politiques afghans, de fonctionnaires, d’humanitaires et de diplomates révèlent un bilan plus que mitigé.

Un secretaire effacé se glisse dans la salle d’attente. « Le ministre-adjoint est prêt à vous recevoir ». D’un geste cérémonieux, il indique une lourde porte qui s’ouvre sur un bureau, spacieux, situé en plein coeur de Kaboul et jalousement gardé par trois cerbères armés de fusils d’assaut. Des signes qui ne trompent pas sur l’importance qu’accorde le régime taliban à  cet homme désormais en charge du destin économique de l’Afghanistan.

Abdul Latif Nazari n’est pourtant pas un produit du sérail. Il n’a jamais adhéré au mouvement radical qui a repris le contrôle du pays après 20 ans de guerrilla sanglante. Et il n’est même pas d’origine pachtoune, ces tribus de le frontière pakistannaise qui ont fournit aux talibans tous leurs cadres hsitoriques et qui monopolisent aujourd’hui tous les postes clés. Pire encore, il est issu de l’éthnie Hazaras, une minorité turco-mongole, chiite, considérée comme hérétique par les fondamentalistes sunnites et persécutée comme telle par les talibans.

Jamais non plus le vice-ministre de l’Économie n’a plasmodié le Coran pendants des heures dans les madrassas conservatrices, ces écoles religieuses où tous les autres membres du gouvernement ont acquis pour seule éducation la récitation du texte sacré. Abdul Latif Nazari a décroché son doctorat de sciences politiques dans la prestigieuse faculté de droit de Téhéran … en Iran, avant de rentrer à  Kaboul, en 2020, pour y ouvrir la toute première université privée d’Afghanistan, où sont enseignées l’informatique, les sciences sociales et la gestion. Dangereuse modernité !

Mais c’est justement ce parcours extrêmement atypique qui lui donne aujourd’hui tant de valeur aux yeux d’un régime terriblement isolé, frappé par les sanctions internationales et le gel des actifs de sa banque centrale. Exception technocratique dans un régime idéologiquement pur, sa nomination fut conçue par les mollahs comme un coup double, leur permettant de bénéficier des compétences d’un gestionnaire connaissant les arcanes du monde occidental et de jetter des miettes aux partisans d’un gouvernement « inclusif ».

« Je ne fus pas surpris qu’ils viennent me chercher », assure le ministre-adjoint en s’asseyant dans un fauteuil un cuir, juste en face d’un grand bureau en bois laqué près duquel trône un drapeau aux couleurs de l’Émirat islamique. « La guerre est terminée et nous avons enfin la paix en Afghanistan. Malheureusement, il n’y a plus d’argent. Nous deovns donc trouver des solutions pour attirer les investisseurs », assure le ministre-adjoint.  La tâche est immense alors que le pays traverse une crise économique sans précédent. Dans les couloirs du ministère de l’Économie, certaines voix se veulent pourtant confiantes et se félicitent de la propension du nouveau pouvoir à s’entourer d’experts pour tenter de faire face. « Sous le précédent gouvernement, il m’était impossible de m’entretenir avec le ministre alors que maintenant, je vois son remplaçant régulièrement pour partager mes idées », affirme un chercheur en économie. « Je trouve les talibans enclins à écouter et à apprendre ». 

 

 

Photos d’Afghanistan, août 2022. ©Charles Thiefaine

De chefs de guerre à fonctionnaires


Autre «  phénomène inquiétant», relève notre diplomate, «c’est le fait qu’ils remplacent petit à petit, dans certains ministères, des cadres compétents par des proches des talibans, détruisant ainsi leurs capacités techniques. »[1] . Constat que nous ont confirmé les employés de plusieurs administrations.

Il est 15h43 lorsque des fonctionnaires du ministère de la Santé publique forment une file devant un scanneur biométrique pour pointer la fin de leur journée de travail. Ce n’est qu’une fois dans la rue, à l’abri des regards, que Afri (un pseudonyme) accepte de s’exprimer. « On travaille sous pression. Dans mon département, 50% du personnel ont quitté le pays et 30% ont démissionné ou ont été virés avant d’être remplacé par des proches des talibans. Cette fuite des cerveaux est dramatique », assure cette employée qui travaille au ministère depuis 15 ans.[2]

« Durant deux décennies, notre système de santé s’est construit petit à petit, mais nous sommes en train de perdre tous ces progrès. Nous avions un gros projet lié à la contraception pour les jeunes couples, mais les talibans nous ont dit que c’était n’importe quoi et qu’il fallait arrêter », ajoute Afri avant de s’interrompre. Elle jette un regard anxieux vers le trottoir d’en face, baisse les yeux et murmure: « Ces hommes nous observent, ils travaillent peut-être pour les services de renseignement. Il vaut mieux qu’on s’arrête là ». Elle s’excuse poliment et tourne les talons avant de disparaitre à l’angle de la rue.

Au département des ressources humaines du ministère de la Santé publique, on confirme à demi-mot. « Il est vrai qu’aux postes de direction, ils ont surtout placé leurs proches. Mais avant aussi, il fallait avoir des relations pour obtenir un job et la corruption était généralisée », rappelle un fonctionnaire.[3]

« Les chefs de guerre ne font pas nécessairement de bons leaders en temps de paix. La gouvernance nécessite d’autres compétences et, jusqu’à présent, les talibans n’ont pas réussi à démontrer qu’ils sont capables de gérer le pays », estime aujourd’hui un diplomate pakistanais.[4]


Un gazoduc miraculeux


Depuis son grand bureau situé au cœur de la capitale, Abdul Latif Nazari se veut rassurant. Et le ministre-adjoint de l’économie d’exposer les grands chantiers à l’agenda du nouveau gouvernement, à commencer par le projet « TAPI », un gazoduc reliant le Turkménistan à l’Inde en passant par l’Afghanistan et le Pakistan. Pendant vingt ans, ce dossier était resté à l’état de chimère, mais la fin de la guerre et le retour de la sécurité ont convaincu les pays concernés de la faisabilité renouvelée de ce projet. « En ce qui concerne les financements, le Turkménistan – qui aurait le plus à gagner à voir ce projet aboutir, permettant l’export de son gaz à grand échelle – nous a déjà fait savoir qu’il était prêt à couvrir nos frais relatifs à la construction du pipeline sur notre territoire », assure M. Nazari.

Pour l’Afghanistan, l’enjeu est de taille. « TAPI » est la promesse de 4.000 emplois créés, du retour de Kaboul sur la scène régionale, d’un ravitaillement massif en gaz et d’une rentrée financière estimée à 16 milliards de dollars sur trente ans, d’après plusieurs sources.[5] Une solution miracle  – mirage? – à la crise économique qui ravage le pays. « Ça a du sens pour eux de s’engager dans cette voie-là, ils ont raison », estime un diplomate étranger avant d’ajouter, avec une moue empreinte de scepticisme: « Mais ont-ils les épaules pour un tel projet? »[6]

Il reste que ce gazoduc, s’il aboutit un jour, ne suffira pas à compenser la suspension des financements internationaux. Avant l’effondrement de la République islamique en août 2021, l’aide étrangère, qui a été coupée du jour au lendemain, représentait environ 40% du produit intérieur brut (PIB) et 75% des dépenses publiques. Sans compter les sanctions imposées par les pays occidentaux, y compris le gel des réserves monétaires nationales par les États-Unis et la déconnexion de la banque centrale du système bancaire international, qui ont eu pour effet de ravager l’économie du pays. La mise en œuvre d’un chantier tel que TAPI est également freinée par l’isolement sur la scène internationale de « l’émirat islamique d’Afghanistan », reconnu par aucun pays. Une mise au ban des nations qui pourrait perdurer tant que les talibans piétineront les droits de la population, en particulier ceux des femmes, désormais dépouillées de la majorité des acquis qu’elles avaient obtenus ces vingt dernières années.


Une impasse


« La bonne nouvelle, c’est que contrairement aux années 1990, aujourd’hui les talibans sont prêts à interagir avec la communauté internationale. À cet égard, ils ont appris de leurs erreurs », analyse un haut diplomate pakistanais. « À présent, il ne faudrait pas que les négociations entre les talibans et la communauté internationale soient appréhendées comme un jeu à somme nulle. Il faut un mouvement où tout le monde fait des efforts. Les talibans, pour leur part, doivent pouvoir répondre aux demandes sur l’inclusivité politique et le respect des droits humains, y compris l’éducation des filles. »[7]

Des négociations ont eu lieu entre Washington et Kaboul tout au long de l’année écoulée pour déterminer comment rendre aux Afghans une partie des actifs de la banque centrale. Mais l’administration Biden avait brusquement fait marche arrière suite à la frappe américaine fin juillet contre le chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri. La présence du numéro 1 d’Al-Qaeda en plein cœur de la capitale afghane, nourri et blanchi par les talibans, avait initialement provoqué la suspension des pourparlers. Finalement, mi-septembre, les Etats-Unis ont annoncé la création d’un fonds en Suisse pour gérer la moitié – soit 3,5 milliards de dollars – des avoirs gelés Washington. Basé à Genève, ce fonds a pour but d’assumer les fonctions d’une banque centrale, comme le remboursement des arriérés de la dette afghane ou le paiement d’importations d’électricité tout en évitant, insiste l’administration Biden, que cet argent ne circule entre les mains des talibans.

Une première étape importante mais perçue comme étant insuffisante pour palier à la crise économique sans précédent qui ravage le pays. « Il faut trouver des solutions rapidement, car en attendant la crise humanitaire s’aggrave », analyse une source diplomatique qatarie qui prêche pour la levée de la majorité des sanctions économiques prises à l’encontre du pouvoir taliban.[8] La question de la levée de ces mesures punitives est un dilemme cornélien pour les puissances occidentales qui ne veulent pas récompenser un régime liberticide, mais risque de prolonger la souffrance de la population en maintenant une telle politique.  

Plusieurs sources diplomatiques osent toutefois faire preuve d’un optimisme prudent en soulignant que la fracture idéologique qui existe au sein des talibans pourrait, à terme, mener à des concessions, notamment sur l’enseignement secondaire des filles, suspendu depuis le retour au pouvoir des islamistes. « Il y a vingt ans, le Qatar était également contre l’éducation des femmes. Mais nous avons changé et je crois qu’il faudra aux talibans deux fois moins de temps pour évoluer », insiste-t-on du côté de Doha. « Il existe au sein du mouvement une seconde ligne de responsables qui sont plus ouverts d’esprit, plus éduqués et qui veulent interagir avec le monde. Pour l’instant, ils n’ont pas encore voix au chapitre, mais d’ici à quelques années, ils pourraient devenir des ministres. »  

[1] Entretien réalisé à Kaboul le 10 août 2022

[2] Entretien réalisé à Kaboul le 7 août 2022

[3] Entretien réalisé à Kaboul le 8 août 2022

[4] Entretien réalisé dans une capitale européenne en juillet 2022

[5] Entretiens réalisés à Kaboul en août 2022

[6] Entretien réalisé à Kaboul le 11 août 2022

[7] Entretien réalisé à Kaboul le 15 août 2022

[8] Entretien réalisé le 14 août 2022